Faire avec l’énigme de l’existence n’est pas une part négociable de notre condition humaine. C’est peut être même la seule chose qui nous sépare, nous différencie, des animaux que nous sommes par ailleurs. Car c’est moins la connaissance de notre mortalité qui nous angoisse (les animaux ont probablement aussi conscience de leur finitude) que l’ignorance de la finalité de notre existence sur Terre, existence totalement insignifiante, qui plus est, à l’échelle de l’Univers. Cette énigme de l’existence, toutes les philosophies, toutes les religions s’y sont heurtées. Et comme vivre sans avoir de réponse semble au-dessus de nos forces, philosophies et religions ont trouvé des réponses. Parfois contradictoires. Résultat des courses : c’est à chacun de choisir sa réponse. Ou bien d’accepter de vivre malgré tout, avec cette énigme.
Nous n’aimons pas vivre dans l’incertitude. Nous nous interrogeons sans cesse sur le sens de nos actions, sur la justesse de nos propos, de nos actes et, finalement, nous questionnons sans cesse le sens de notre vie. Nous ne connaissons pas, nous ne saisissons pas le sens de notre vie facilement ; devant ce vide, nous nous sentons fragilisés, prêts à enfourcher des chimères ou à sombrer dans des artifices qui ne font guère de l’art, mais seulement du remplissage. Pourquoi avoir si peur, pourquoi être si terrifié, en particulier à l’approche de la mort ? Parce qu’il est impossible de répondre à ces questions. Parce qu’il faut qu’il soit impossible de répondre à ces questions autrement qu’en se confrontant à l’angoisse et en tentant de tenir l’énigme même. Car seule la confrontation à l’incertitude permet l’engagement vrai, parce que la mort est ce qui marque la valeur de nos positions.
Le doute est toujours présent, même dans l’acte de croire pour peu qu’il soit ouvert. Dans ce doute, l’homme commence la recherche d’une vérité réelle. D’ailleurs, croire, c’est vivre dans le doute, un doute porteur, souvent fécond, mais qui laisse l’incertitude entière. Le doute est le point d’orgue de tout homme qui tente de réfléchir un peu. L’incertitude peut être joyeuse si elle reconnaît ses
insuffisances et ses faiblesses et, en ce sens, elle construit l’homme. L’homme qui sait se perd, le sceptique est un nomade, un sans domicile fixe de la pensée, disait Kant. Le doute est l’hommage que l’on rend à la vérité, ajoutait Ernest Renan. D’ailleurs, peut-être que rien n’est faux ou juste en soi ; l’essentiel serait dans l’interrogation, dans le vacillement de la conscience confrontée au monde.
Nous savons tous qu’il nous est difficile de saisir le sens profond de notre vie, de nos engagements, de nos existences mêmes. Parfois, certains enfourchent des chimères, se plongent dans l’illusion, l’agir, le faire, la consommation et autres non-signifiants qui justement ne signifient rien mais ne font qu’être des capteurs maléfiques de l’être. Mais, au fond de nous, nous savons bien que notre propre intériorité nous pousse à autre chose, une intériorité qui porte l’énigme même qui ouvre au sens. Le sens est caché au cœur de l’énigme, probablement même au sein de la provocation que recèle l’énigme ; il nous faut nous défendre si nous ne voulons pas passer à côté de l’interrogation de notre intériorité. On commence souvent par se défendre du sens avant de le mettre en perspective puis de l’intérioriser, le psychanalyste que je suis écoute ce mouvement au cœur de tout travail intérieur. On cherche le sens initial, le sens originel à remettre en ordre ou à construire : c’est d’abord une expérience. C’est bien la surprise que nous révèle a minima la découverte de l’énigme qui nous ouvre vers plus de sens ; l’énigme nous tiraille, nous fouille, nous pousse, nous impose des aveux face à nous-mêmes.
Quelle vérité au cœur de l’intériorité ? Ou quelle intériorité au cœur de la vérité qui se dérobe ? A l’insu de notre plein gré comme disait ce grand « psychanalyste » Richard Virenque : à notre insu, à notre non-su, non formulé, longtemps informulable. Bien sûr, c’est le chemin qui compte, toutes les spiritualités du monde nous l’ont déjà dit : la logique souterraine de notre être, le sens obscur et
toujours en partie indéchiffrable de nous-mêmes témoignent de cette énigme. Mais la vie secrète qui nous anime ne suffit-elle pas à dire cette énigme pour peu que nous l’acceptions ? Notre vérité est toujours intermittente, partielle, subjective, voilée… un jour un éclair de lumière, une coruscation roborative apporte apaisement qui est éclairage de l’énigme en même temps qu’elle émerge de l’énigme même. Parole du sujet qui dépasse le sujet : l’énigme dépasse le sujet, elle est le daïmon, le dieu vivant en nous, elle nous porte, du moins je le crois, vers ce qui nous dépasse justement parce que cela nous porte. L’énigme nous bouscule dans la parole même, polysémique et dépassant toujours son contenu, au-delà du réel, dépassant l’imaginaire et comme une porte ouverte vers le
symbolique.
On ne devient jamais ce qu’on est, on est toujours ce qu’on devient. Ce voyage de la vie ne finit qu’avec le dernier soupir. Rater la confrontation avec l’énigme, ne serait-ce pas presque risquer de rater la rencontre avec soi-même ? Car elle est la parole qui fait signe, le signe qui porte sens, le sens qui donne le plein, le plein qui donne de la vie. Car qu’est-ce qui fait sens dans l’existence d’ailleurs si ce n’est ce qui, in fine, fait de la vie ?
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