L’art peut-il changer le monde ?
Dominique, Olivier et Gabriel
L’art peut-il changer le monde ?
L’art ? une œuvre (un tableau, un livre, un morceau de musique), des valeurs esthétiques, un artifice, une création ? / Changer ? c’est modifier, influencer, bouleverser, révolutionner un état ou notre perception des choses ? / Le monde : comme si l’art avait une puissance universelle ?
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La fontaine de Duchamp, a changé notre regard sur l’art
Se retirer du monde ou le changer ?
Se plonger dans un livre, s’abandonner à l’écoute d’un concert, rester longuement à s’imprégner de l’énigme d’une toile, ce n’est bien sûr ni pour faire la révolution ni fomenter un coup d’état. C’est bien plutôt se retirer du monde, s’enfoncer dans un espace solitaire, personnel, souvent intime, presque dans une bulle, au moins une parenthèse au sein du tumulte du quotidien.
Si l’art devait changer le monde, alors ne serait-il pas perçu non comme une œuvre avec des qualités propres mais en fonction de l’effet produit sur la société ? L’évaluation de ses qualités seraient contingentées par ses effets pratiques, qu’ils soient sociaux, politiques, moraux, historiques, sociétaux… Cela semble impossible.
Une parole artistique
Pourtant, certaines œuvres ont eu un effet durable sur le monde en posant une parole artistique spécifique qui a posé des questions, fait bouger certaines frontières, affirmé certaines valeurs ou témoigné d’un état de fait. Prenons quelques exemples :
- L’art pariétal des grottes Chauvet, Cosquer ou Lascaux raconte une histoire sacrée et exprime selon toute vraisemblance l’essence d’une époque,
- Jusqu’au 18ème siècle, l’art (musique, peinture, architecture) est quasi exclusivement religieux ; les Maitres Flamands ouvrent la peinture au profane et c’est une révolution,
- Haussmann (1809-1891) change Paris avec ses larges avenues, pour que la cavalerie puisse charger, l’acte architectural se fait aussi politique, et Paris passe du Moyen-Âge à l’allure qu’on lui connaît aujourd’hui,
- L’Angélus de Millet, (1857-59, musée d’Orsay) largement copié et présent dans de nombreux coins du monde, fascine car il raconte en secret la mort d’un enfant et ainsi met en scène, de façon symbolique, un inconscient collectif ; à ce titre, il porte un non-dit et a pu influencer durablement le monde ;
- Edouard Manet, en 1863, avec « Le déjeuner sur l’herbe » introduit une technique picturale moderne avec un nu féminin au milieu d’hommes habillés,
- Marcel Duchamp pose que c’est l’artiste qui élève un objet au rang d’œuvre d’art : il proposera par exemple un urinoir (1917),
- André Breton en 1924 écrit au cœur du mouvement surréaliste : « Transformer le monde, a dit
- Marx ; changer la vie, a dit Rimbaud ; ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un ». Art et politique donc.
- Merleau-Ponty (1908-1961) explique que l’artiste, en ruminant le monde puis en créant une œuvre unique nous fait accéder à une sorte de réalité enrichie qui convertit le regard et transfigure le monde,
- Picasso avec Guernica en 1937 pose un acte politique et l’on connaît son échange avec un officier allemand : – C’est vous qui avez fait ça ? – Non, c’est vous. La toile témoigne du bombardement de cette ville basque le 26 avril 1937 par l’Allemagne nazie sous l’ordonnance de l’Espagne fasciste ; son parcours itinérant a permis de récolter des fonds pour les résistants à la guerre civile ; Picasso refusera qu’elle revienne en Espagne, malgré le désir de Franco, tant que son pays n’aura pas retrouvé une vie démocratique (transfert des USA vers l’Espagne en 1981),
- Sartre, en 1943, affirme que la seule manière d’échapper au déterminisme et espérer changer le monde, c’est de se fixer un idéal à atteindre ; celui-ci ne pourrait-il pas être porté par l’art ? Dans « La Nausée » (1938), Roquetin écoute du jazz et cela le transforme, lui permettant de poser un acte d’écriture après avoir entrevu cet idéal musical. L’art n’est-il pas cette irruption de quelque chose qui nous sauve de la contingence du quotidien et nous invite à changer ?
- Le Corbusier a posé un acte politique avec sa Cité Radieuse (construite entre 1947-1952) propose un nouvel art de bâtir qui transforme l’habitat en un service public, Vasarely (1906-1997) impose les formes comme art abstrait,
- Andy Warhol 1962 et ses boites de conserve,
- Mao dit qu’il faut détruire les « quatre vieux » de la pensée confucéenne : vieilles coutumes, habitudes, culture et idées et il impose la destruction de l’art ancien ; l’artiste Ai Weiwei proteste en laissant tomber en 1995 une cruche datant de 2000 ans (Dropping a Han Dysnaty Urn),
- Les photos de guerre témoignent avec puissance de la barbarie et certaines d’entre elles ont plus contribué à changer les mentalités que de longs discours : le baiser entre un soldat américain et une infirmière à Times Square, le jour de la capitulation japonaise le 14 août 1945 (Alfred Eisenstaedt), la fillette brûlée au Napalm courant nue sur la route (Nick Ut) pendant la guerre du Vietnam (elle subira 17 greffes de peau), la jeune fille très amaigrie et le vautour témoignant de la famine au Soudan (Kevin Carter, 1993, Prix Pulitzer, mais le photographe, accusé de n’avoir pas agi, mettra fin à ses jours quelques mois plus tard), l’étudiant devant les tanks Place Tien An Men à Pékin (Jeff Widener 1989), la mort d’Aylan (Nilüfer Demir, 2015), enfant réfugié retrouvé mort sur une plage turque, un homme tombant des tours lors de l’attentat du 11 septembre 2001 (Richard Drew),
- L’artiste contemporain de street art et photographe JR fait des portraits gigantesques dans de multiples lieux de par le monde et parvient ainsi à transfigurer certains paysages, idem pour Banksy,
- Le 11 mars 2001, les Talibans en Afghanistan faisaient exploser deux gigantesques statues de
- Bouddhas datant au moins du 4ème siècle, cela ne prouve-t-il pas que l’art peut mettre en danger les dictateurs ?
- Les caricaturistes de Charlie Hebdo avec les dessins de Mahomet ont utilisé le dessin comme contestation,
- Nous pourrions aussi puiser dans le cinéma : les films de Chaplin, de Costa Gavras, de Ken Loach, tous ceux autour de la Shoah,
- ou évoquer le mouvement des artistes pour la paix…

« Transformer le monde, a dit Marx. Changer la vie, a dit Rimbaud. Ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un »
Une approche en trois points
1. L’art ne peut et ne doit rien changer du monde. Changer le monde ? n’est-ce pas trop pour l’art qui n’est là que pour être admiré et qui invite avant tout à une jouissance esthétique ou nourrit un imaginaire ; l’art au musée, la musique sur sa partition ne s’expriment-ils d’ailleurs pas que si on les convoque ? Ils n’auraient donc pas de prise sur le monde autrement que par celui qui en jouit ? Pourtant, on dit parfois qu’une œuvre d’art est révolutionnaire : si elle n’a jamais fait descendre les gens dans la rue, peut-elle cependant bouleverser ceux qui la côtoie ? Car l’art ne serait jamais coupé du monde ? Sans vraiment le toucher ? Mais via l’émotion ?
2. L’art peut altérer le monde. Le monde – kosmos en grec – est un horizon réel tout autant que virtuel ; regarder une œuvre d’art, ne serait-ce pas s’y confronter et accepter de ne pas en sortir indemne ? Merleau-Ponty disait de l’artiste qu’il rumine le monde » et le transfigure. Alors, l’art peut faire bouger les lignes du monde ?
3. L’art peut être subversif. Ne peut-il pas contester l’ordre des choses ? N’existe-t-il pas une imbrication forte entre révolution esthétique et révolution politique ? L’art ne peut-il pas dévoiler ce qui était caché, révélant un corpus de valeurs, par exemple du sacré ou un nouvel idéal souhaitable, en refusant l’ordre établi ?
Conclusion
L’art n’est probablement pas destiné initialement à révolutionner le monde. Mais, quand il réinterprète notre rapport au réel, il peut modifier notre regard sur lui. Il ouvre notre champ de conscience en proposant un lecture nouvelle, avec de nouvelles relations aux choses, de nouveaux objectifs à atteindre, en nous poussant parfois à vraiment subvertir un ordre existant pour le faire avancer.