Après nos émissions : que peuvent les mots ? L’ignorant peut-il être heureux ? l’art peut-il changer le monde ? pour pouvoir vivre en société, faut-il ne plus penser à soi ? voici les trois compères Olivier L’Hostis, Gabriel Sebban et votre serviteur, Dominique Desmichelle, réunis à nouveau ; ils vous proposent aujourd’hui « enfin » une vraie question on ne peut plus sérieuse : Pourquoi adorons-nous les ragots ?
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Un ragot, c’est une partition avec un collectif
Le goût du frisson
Il paraît que le maire est en plein divorce ? On dit que le directeur va se faire virer, t’es au courant ? T’as vu son maquillage ? il paraît qu’elle a déjà couché avec tout l’étage ! On m’a dit que le patron se shoote à la cocaïne. Tu sais que le facteur a trompé sa femme ! Il paraît que le député a piqué dans la caisse, que le boulanger met de la farine périmée dans son pain.
Côté ragots, bien sûr, je ne parle pas de vous-même, chère auditrice au-dessus de tout soupçon, ni même de vous, cher auditeur qui refusez tout parole un tant soit peu fielleuse. Ni même de ces trois beaux parleurs autour de cette table, mousquetaires sans peur et sans reproches (pourtant, je pourrais en dire des choses sur eux !). Je n’évoque que… bon, un peu nous tous au fond… Avouons-le : il faut bien dire que quand nous entendons quelques railleries dont nous savons l’inanité, il nous arrive au moins de ressentir un petit frisson pas très… catholique.
Définition du ragot
Je vous propose d’abord cette définition trouvée dans mes lectures : le ragot un bavardage évolutif concernant des individus, apparaissant dans un contexte de formation, de modification et de maintien d’un réseau social ; il remplit des fonctions de divertissement, de préservation de la cohésion d’un groupe, de l’établissement et de la conservation de normes, des rapports de pouvoir des membres de ce groupe.
Le ragot, c’est vrai, semble bien surgir de ce besoin d’appartenance de l’être humain et il apparaît dans des contextes où l’individu cherche à former, modifier ou maintenir son réseau social : pas de ragots tout seul ! Un ragot, c’est une partition avec un collectif. Prétendant fournir dans le partage des renseignements sur d’autres membres du groupe, il a probablement plusieurs objectifs : accroître le statut du parleur, relier ceux avec lesquels il le partage, exclure plus ou moins les autres et exprimer des normes. Ils divertissent mais peuvent aussi altérer un esprit et détruire un être.
« Répéter en chemin à tous les passants ce que l’on a appris, c’est jeter la vertu au vent » Confucius
Petit détour philosophique
Confucius (551-479 avant JC), le premier « éducateur » de la Chine, aurait dit : « Répéter en chemin à tous les passants ce que l’on a appris, c’est jeter la vertu au vent ». L’idée apparaît dans les écrits des anciens philosophes stoïciens et maintenant dans tout « bon » livre de développement personnel.
Plutarque (50-125), catégorique, ouvre le bal des anti-commères : la curiosité est un vilain défaut, surtout quand elle se nourrit du malheur des autres ; on partage les nouvelles : avec un peu de vrai, mais une vraie jouissance quand on en rajoute et que cela dénigre. Tout ceci fait pourtant partie du jardin secret d’un individu et n’a aucune raison d’être révélé sur la place publique, surtout déformé. Loin du simple bavardage, c’est en fait, dit Plutarque, une maladie qu’il nomme la joie du chagrin des autres.
Au XIIIe siècle, le théologien Thomas d’Aquin souligne que ce n’est pas parce que quelqu’un commet des erreurs ou des fautes qu’il faut en jaser ; il parle de péché car l’intention n’est nullement louable : il s’agit de salir quelqu’un, de noircir sa réputation, de l’exclure d’un groupe ou d’une communauté : ce n’est donc pas très chrétien.
Blaise Pascal va insister sur le décalage qui existe entre la réalité des faits et notre besoin d’y croire. Il déplore cet appétit pour les fausses histoires, symptôme de notre difficulté à aimer la vérité, voire de notre haine de ce qui est juste. Je le cite : « Nous voulons être flattés, on nous flatte, on nous trompe ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence ». Hypocrisie en somme, hypo-critos : ce qui est sous le masque, sous le jugement, pas le masque du théâtre grec mais celui qui cache. Lévi-Strauss disait d’ailleurs que le masque révèle plus qu’il ne dissimule. Pascal ajoute : « Peu d’amitiés subsisteraient si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas ». Voici quelques années, un américain s’est engagé à dire toute la vérité à tous ses amis pendant un an ; il s’est brouillé très vite avec eux !
Après la joie mauvaise, la malveillance et l’hypocrisie, c’est un autre registre qu’explore Norbert Elias (1897-1990) : il évoque l’intérêt commun. Dénigrer voisin(e)s, collègues ou hommes politiques, c’est avant tout partager quelque chose avec son cercle social. Elias sort donc du registre du jugement moral en convoquant des racines sociologiques. Il s’agit là moins de se pencher sur le contenu moral des ragots que de réfléchir à leur fonction comme ciment social. Dans ses remarques sur le commérage, il écrit qu’une « communauté soudée a besoin d’un flux abondant de commérages pour faire tourner les rouages ». C’est l’une des façons d’animer notre quotidien, en quelque sorte.
Ragoteurs unissons-nous !
Nous savons que plus le ragot est court et gros, voire ravageur, plus il est jouissif, non ? Prenons cet espace partagé qu’est Internet : il est le rendez-vous des chercheurs et des savants, mais aussi celui de tous les cinglés, de tous les voyeurs et de tous les « ragoteurs » de la terre.
Je rejoindrais volontiers Elias quand il parle de ciment social. Car pour les ragots, nul besoin qu’ils soient vérifiés, vérifiables, crédibles ; il suffit qu’ils fassent rire ceux qui les écoutent, qu’ils fassent jouir méchamment ceux qui les accueillent, qu’ils servent de défouloir à ceux qui les partagent, qu’ils portent au fond leur fonction d’exutoire d’une violence jetée sur le bouc émissaire du moment. Au fond, la vérité ne compte plus du tout : là, justement, point de véracité factuelle, encore moins de vérité relationnelle, le mécanisme à l’œuvre est d’une autre nature.
Alors, les potins, les ragots, les commérages : pas bien moral mais indispensable à la vie commune ? Je vous propose d’exclure ici la très / trop vaste question des rumeurs : nous prendrons peut-être le temps d’une parler une autre fois.
Fonctions du ragot
Je vous invite maintenant à réfléchir à quatre points sur ces fonctions des ragots :
Fonction individuelle : auto-valorisation, protection de soi, réponse à un isolement social,
Fonction individuelle et collective : défense, protection, désignation de l’autre comme méchant, différent, bouc émissaire,
Fonction sociale du ragot : accentuer la cohésion du groupe (partage d’un faux intime, d’une information confidentielle comme signe de confiance avec le destinataire du ragot), rejeter l’Autre qui ne saurait appartenir au groupe, auto-valorisation du groupe par dénigrement de l’Autre,
La violence potentielle du ragot
Puis, j’inviterai en vous le philosophe moraliste qui y sommeille autour de cette question : si le ragot est socialement utile mais potentiellement dangereux individuellement, sommes-nous invités à élaborer une éthique de notre propre parole face au ragot ?